Editorials

La fausse bonne idée des congés menstruels

Par Isabella Lenarduzzi, JUMP for Equity at Work

J’ai fondé JUMP en 2005. J’ai fait de ma mission, mon métier : l’égalité entre les femmes et les hommes au travail. En 20 ans, la place des femmes dans la société s’est globalement améliorée mais on vit un point de basculement négatif depuis ces 5 dernières années.
Il y a un an seulement, j’ai crié au scandale sur un plateau TV consacré à l’égalité professionnelle, quand le journaliste pose la toute dernière question de l’émission « Que pensez-vous des congés menstruels ? ». Je l’ai fustigé en lui disant que c’était de la diversion et que les pays qu’il me citait comme exemple (Zambie, Japon, Corée du Sud et Indonésie) étaient parmi les plus machistes qui soient, ce qui prouvent bien que les congés menstruels sont utilisés pour éloigner les femmes de l’emploi et les disqualifier par leur biologie qu’aucun diplôme ne pourra jamais compenser.

Mais cette année l’Espagne a voté en faveur de congés menstruels pris en charge par la Sécurité Sociale dans le cas de règles incapacitantes liées à une situation pathologique. Avec la France, l’Espagne est le seul pays en Europe qui progresse encore sur les questions d’égalité au travail, grâce à une société civile féministe forte et un gouvernement à l’écoute. Alors même si toutes les féministes ne sont pas en faveur de ce congé et si au moins un syndicat espagnol (UGT) est contre la mesure par peur de stigmatiser davantage les femmes sur le marché du travail, le vote espagnol doit obligatoirement m’interroger.

La « nature » des femmes a toujours été utilisée comme argument pour les assouvir par le mariage et la maternité en les éloignant des sphères économiques et politiques.
En dehors des femmes pauvres qui n’avaient d’autre choix que de travailler pour des salaires de misère bien inférieurs à ceux des hommes, nous avons commencé à massivement investir les entreprises à partir des années 70. Depuis, nous représentons presque la moitié des salarié.es et nous sommes en moyenne plus diplômées (60% des diplômes de l’enseignement supérieur en Europe sont aux mains des femmes). Mais jusqu’à présent, le prix à payer était celui de l’assimilation. Nous devions être des hommes comme les autres si on désirait accéder aux mêmes opportunités. Au fil des siècles, les entreprises ont été faite par les hommes, pour d’autres hommes. Il était donc hors de question de montrer notre différence, à fortiori biologique ! Aujourd’hui encore, à qualification égale, ce sont les femmes qui sont la catégorie la plus discriminée. La norme est encore et toujours masculine.

Rien ne doit entraver notre productivité. En particulier quand on est une femme dans un monde d’hommes. Les femmes en entreprise n’ont toujours pas la même légitimité que les hommes (voilà d’où vient le fameux syndrome de l’imposteur). Les biais de genre que nous avons tous et toutes, impactent négativement l’évaluation des performances et des compétences des femmes. Nous devons constamment compenser ces biais en étant meilleures et plus fiables.
La majorité des plaintes en discrimination à l’emploi porte sur la grossesse, le retour de maternité ou l’allaitement. Ce sont les moments de plus grande vulnérabilité des femmes mais aussi ceux qui leur sont spécifiques.
Lorsque j’ai formé des équipes commerciales de terrain à la mixité, je les ai mis en compétition : une équipe devait défendre les avantages d’avoir des femmes en leur sein et l’autre devait défendre les désavantages. A ma grande surprise, toutes les équipes ont rapidement mentionné comme désavantage non seulement la maternité mais aussi les règles !

Dans un sondage IFOP, 53% des Françaises disent avoir des règles douloureuses et 35% considèrent que cela impacte négativement leur travail. Les environnements de travail les plus difficiles pour ces femmes sont les emplois qui demandent des efforts physiques ou psychiques constants (professions médicales, grande distribution, ménages, enseignement, …) mais aussi les secteurs massivement masculins comme la police, les pompiers, la construction, … On pourrait réduire ces chiffres s’il y avait une meilleure prise en charge de ces douleurs et si on formait les femmes au fonctionnement de leur cycle et aux bonnes pratiques pour moins subir. Malgré le nombre massif de femmes qui souffrent régulièrement ou occasionnellement de douleurs spécifiques aux femmes, la loi espagnole est la première qui les reconnait. Quant aux entreprises anglo-saxonnes, elles ont un autre axe d’attention : l’accompagnement des femmes souffrant des symptômes de la ménopause. En Grande Bretagne, 90% des femmes déclarent que leur ménopause impacte leur vie en entreprise et 12% ont décidé de quitter leur emploi car elles considéraient leurs symptômes comme incompatibles avec les exigences professionnelles. Quelle que soit leur âge, les femmes ne seront donc décidément jamais des hommes comme les autres !

La secrétaire d’État espagnole à l’égalité et à la lutte contre la violence à l’égard des femmes, Ángela Rodríguez, a expliqué que cette mesure placerait l’Espagne à l’avant-garde en matière de santé et de droits génésiques et a affirmé que « le droit du travail ne peut pas être neutre du point de vue du genre ». Elle a 1000 fois raisons sur ce point car tant que l’égalité F/H n’est pas réelle à tous les effets, il faut reconnaître ces inégalités, les mesurer et mettre en place des actions d’équité pour assurer l’égalité des chances.

L’Espagne a-t-elle raison de faire supporter par la sécurité sociale, 12 jours d’incapacité par an plutôt que par l’entreprise qui doit continuer à payer ses salariées sous certificat médical ? Si je salue la formidable avancée de la reconnaissance et du partage de la douleur des femmes par la société, ma connaissance des entreprises m’amène à penser que leur niveau d’engagement contre les inégalités femmes-hommes est rarement suffisant pour échapper au risque de la stigmatisation et donc potentiellement de la discrimination. On verra ce qu’il en est à l’épreuve des faits. Certains employeurs publics, ont mis en place un congé menstruel (mais non rémunéré). Est-ce transposable sans préjudice pour la carrière des femmes dans l’emploi privé ?

L’ambition espagnole est forte et juste. Mais le danger du retour de bâton est grand. En particulier en ces temps de recul pour l’égalité des sexes dans presque tous les pays.