Editorials

- Isabella Lenarduzzi

Traitez-nous différemment mais de manière égale !

La Belgique et Bruxelles en particulier, est le plus mauvais élève en Europe pour le taux d’entreprenariat féminin. Il est temps de s’en occuper sérieusement.
Les femmes sont 60% des diplômées universitaires. Elles sont donc globalement plus diplômées que les hommes.
Elles décident de 80% des achats de biens de consommation. Ce sont donc les femmes qui SONT le marché.
Les femmes sont presque aussi nombreuses que les hommes à travailler sauf à Bruxelles où 50% de celles qui ont entre 15 et 65 ans travaillent, contre 59% des hommes.
Mais elles sont beaucoup moins nombreuses que les hommes à être au chômage.
Plus une femme est qualifiée et plus elle a des chances de travailler.
Si les statistiques bruxelloises sont moins favorables c’est principalement dû à deux groupes de femmes qui travaillent peu : celles qui sont très peu qualifiées et celles qui ont un mari très riche. Ces deux groupes se rejoignent dans un modèle très traditionnel où la place des femmes est à la maison.

Le taux d’entreprenariat des femmes en Belgique est le plus faible d’Europe (3,1% en 2014 contre 8,4% au Portugal qui est le pays le mieux placé).
Au niveau du nombre d’indépendants, Bruxelles fait encore moins bien que les deux autres régions : elles sont 28% des indépendants contre 33% ailleurs.
Près d’une femme sur 10 qui travaille est indépendante, et la moitié d’entre elles ont une profession libérale (à Bruxelles).
Les entrepreneuses sont surtout issues des communes les plus riches.
En moyenne, elles gagnent 20% de moins que les hommes.

Il faudra rapidement se pencher sur la question de l’accès au capital par les femmes.
Quand il faut du capital (du « vrai » et pas du micro-crédit !) pour créer sa boîte ou la faire grandir, il n’y a quasiment plus de femmes. Le « Female Entrepreneurship Index » (GEDI 2015) révèle que la Belgique fait un score catastrophique au niveau de l’entreprenariat des femmes dans le secteur technologique et parmi les entreprises de croissance.
Dans le monde entier, les entreprises créées et gérées par les femmes ont un taux de faillite moins élevé. Et pourtant elles sont moitié moins capitalisées que celles des hommes. L’étude DELL de cette année révèle que seulement 3% des startups qui ont bénéficié de capital risque ont une femme CEO. Plus généralement, aux Etats-Unis les entrepreneuses ne captent que 4% du capital risque (pas de chiffre pour l’Europe).
Les entrepreneuses créent avant tout leur emploi et très peu ceux des autres. Ce sont donc surtout des indépendantes et très peu des cheffes d’entreprise.
Les entrepreneuses cherchent surtout à utiliser leurs talents mais pas à gagner beaucoup d’argent.
Ces affirmations peuvent être considérées comme des stéréotypes, mais elles sont pourtant confirmées par toutes les statistiques européennes.
Bien sûr il ne doit pas y avoir uniquement un modèle d’entreprenariat avide de réussite financière et de roulage de mécanique, mais à force de considérer les entrepreneuses comme des hommes comme les autres, on ne prend pas en compte leur spécificité et on ne leur donne pas les leviers nécessaires pour que leurs talents et force de travail bénéficient davantage à l’économie.

Deux éléments majeurs indiquent que les femmes ne sont pas des hommes 

– les femmes portent 3/4 du travail non rémunéré. Les femmes passent 1h30 par jour en plus que leur conjoint pour les tâches ménagères et la gestion familiale. Cela fait plus de 10h par semaine ou 40h par mois ! Résultat, elles dorment moins et ont moins de temps de loisir.

– pendant des millénaires, le seul rôle des femmes était celui de porter les enfants et d’être au service de la famille. Elles étaient considérées comme les « gardiennes du foyer ». Cela fait environ 50 ans seulement que les femmes ont la liberté de travailler et d’occuper tous les métiers. Mais chacune d’entre nous porte encore les stigmates de cette responsabilité première de la famille et nous ressentons un manque de légitimité au travail comme si ce n’était pas « notre place naturelle ». Ce sentiment profond et souvent inconscient nous amène un bien plus fort sentiment de culpabilité que les hommes et une tendance à ne pas nous exposer, et à douter de nos compétences.

Dans son allocution aux Brussels Business Days, le Ceo d’Imageplus a cité un gourou de l’entreprenariat qui dit que pour réussir comme entrepreneur il faut avoir l’état d’esprit d’un soldat d’élite de la Marine ou d’un pirate … je ne suis pas certaine que les femmes se voient en Jack Sparrow. La plupart d’entre nous se voient plutôt dans la belle Elisabeth Swann qui séduit le pirate et l’aide dans ses aventures mais n’en prend pas la direction.
C’est révélateur de tout ce que l’on attend d’un entrepreneur de talent. Cela a pour conséquence que quasiment toutes les femmes ayant transmis des commentaires lors de l’enquête d’Impulse (agence bruxelloise pour l’entreprenariat) ont signalé «ne pas être prise au sérieux » par leurs interlocuteurs dans leur démarche entrepreneuriale.
Quand JUMP a réalisé la seule enquête nationale auprès des indépendantes, une d’entre elles nous a écrit ceci : « Traitez nous différemment mais de manière égale ».
Au cours des deux journées des Brussels Business Days voulues et organisées par le Ministre Didier Gosuin pour écouter les entrepreneurs et prendre des mesure en leur faveur, personne n’a émis d’opinion ou de proposition pour la cible des femmes. Cela reflète le manque d’attention à la question, pas que le problème est inexistant.
Alors que faire pour que notre économie bénéficie davantage des talents des femmes ?
C’est un ensemble de mesures très nombreuses qu’il faudrait pouvoir réaliser, comme …

– un meilleur statut d’indépendant qui protège par exemple la maternité. Merci au Ministre Willy Borsus qui a enfin permis que les femmes ne doivent pas payer leur cotisation pour le trimestre qui suit l’accouchement et bien d’autres mesures encore, qui ont été présentées ce 7 mars

-une campagne de communication qui les encourage à prendre la voie de l’entreprenariat et une vigilance sans faille sur la visibilité des femmes qui ont déjà fait ce choix. Nous avons besoin de « role models » de femmes de toutes les générations et de tous les milieux pour se convaincre que « c’est possible » !

– un événement récurrent qui rassemble les entrepreneuses et une plateforme web qui regroupe les articles liés à leurs préoccupations. La Ministre Céline Frémault a soutenu la création d’un site web www.womeninbusiness.be qui est un début de réponse.

3 mesures à prendre qui sont les piliers de tout plan d’action
1. Mesurer
Si on veut faire sérieusement les choses il faut d’abord savoir de quelle situation on part.
Il faut avoir les chiffres des différents types d’entreprenariat : commerçantes, professions libérales, et savoir clairement combien de femmes sont propriétaires d’entreprise et réellement responsable de leur gestion. Combien exportent ; combien ont des salariés (le chiffre de 23% de femmes parmi les employeurs est hautement improbable. Il faut des statistiques qui reflètent la réalité.) ; leur secteur d’activité ; leur capital ; leur taux de faillite …
Mais il faut aussi mesurer le travail de toutes les structures d’accompagnement et de soutien (surtout publiques) : % de femmes parmi les entreprises accompagnées ; leur taux de réussite ; combien reçoivent des subsides et pour quel montant moyen à comparer avec les entreprises d’hommes …
Quel serait l’augmentation du PIB et le nombre d’emplois créés si les femmes créaient autant d’entreprises que les hommes ? Exemples : le PIB européen augmenterait de 9 milliards d’euros par an si les femmes représentaient la moitié du secteur du numérique ; en France si les femmes rattrapaient les hommes en entreprenariat, il pourrait y avoir 1 million d’entreprises de plus et 4 à 5 millions de créations d’emplois.
Ce qui ne se mesure pas, n’existe pas !

2. Réaliser
Chaque Ministre régional de l’Economie se fixe un objectif du taux d’entreprenariat féminin et un calendrier. Il faut créer une dynamique de tous les acteurs avec une obligation de résultat par organisme subventionné et des indicateurs de performance pour mesurer les progrès et les difficultés.
Quand un sujet est considéré comme stratégique, on fixe toujours des objectifs précis.

3. Former
Il faut que TOUS les acteurs de l’entreprenariat soient formés à la différence de genre afin qu’ils apportent leur soutien sans biais et sans stéréotypes. Les femmes ne sont pas des hommes comme les autres, car elles n’ont pas la même histoire collective et ne portent pas le même poids quant aux tâches domestiques et familiales.
Discriminer c’est aussi traiter de façon égale des personnes qui sont dans des situations différentes. Autrement dit, pour ne pas faire avancer la place des femmes dans l’économie, traitez-les comme si elles étaient des hommes.
L’entreprenariat féminin c’est un levier pour la compétitivité et l’emploi.
Mais c’est aussi une source d’émancipation et de liberté pour les femmes.

*Comment appelez les femmes entrepreneurs ? Entrepreneuse ou entrepreneure ?
« Entrepreneuse » est le résultat d’une commission ad hoc de la Communauté française. http://www2.cfwb.be/franca/femini/feminin.htm « Lorsque le nom masculin se termine par –eur, la forme féminine se termine par -euse lorsqu’au nom correspond un verbe en rapport sémantique direct. Ex. : une carreleuse, une chercheuse, une contrôleuse, une vendeuse”.

Isabella Lenarduzzi parle des mesures à prendre en faveur de l’entreprenariat féminin à Bruxelles et en Belgique lors de la clôture des Brussels Business Days 2016, avec la réponse du Ministre Didier Gouin.