Editorials

- Isabella Lenarduzzi fondatrice de JUMP, Solutions for Equality at Work

Comment faire partie de la solution et non du problème pour construire une société réellement mixte et égalitaire

La non-mixité comme outil pour l’égalité

Notre société est en plein paradoxe : un discours totalement égalitaire mais une réalité encore fortement inégalitaire. Une société inégalitaire est une société qui ne respecte pas les personnes ou, plutôt, qui ne les respecte pas de la même manière. Dans ce schéma inégalitaire, les femmes paient le prix fort.

Nier l’inégalité systémique entre les femmes et les hommes c’est la reproduire

L’égalité des droits et les déclarations solennelles sont nécessaires mais pas suffisantes à l’égalité réelle. En dépit de l’évidence et en dépit des chiffres, beaucoup de personnes persistent à nier ces inégalités ou à s’en accommoder. Elles infusent des croyances anti-égalité avec une telle autorité que même les victimes de ce sexisme les reprennent avec conviction.

La Secrétaire d’Etat à l’égalité des chances, Sarah Schlitz, a attiré les critiques pour avoir participé vendredi à une activité sur les conséquences de la crise Covid sur les femmes, qui était exclusivement ouverte aux femmes. Au début de la polémique, je pensais que ce n’était qu’un jeu politique mesquin et sans intérêt pour fragiliser la Ministre écologiste. Mais au fur et à mesure que le temps passait, plusieurs intellectuels considérés comme des « sages » y sont allés de leur tribune pour fustiger l’exclusion des hommes et même qualifier d’apartheid la « non-mixité choisie » ! Comment ces hommes peuvent-ils remettre en question une pratique qui a permis que la moitié de l’humanité obtienne enfin le droit de vote, la possibilité à disposer de son corps, l’inscription de l’égalité des sexes dans la constitution (en 2002 seulement) et l’égalité en droit ? Ne pas réagir fortement à ces attaques est dangereux pour notre modèle de société.

Après des millénaires d’inégalités structurelles, il ne faudrait plus que 136 ans[1] pour que l’ensemble de l’humanité parvienne à une totale égalité femmes-hommes en matière de représentation politique, dans l’économie, le niveau d’instruction et la santé. Mais ce calcul est basé sur l’hypothèse « toute chose restant égale par ailleurs ». Cela signifie que cette évolution peut être plus ou moins rapide, voir régresser en fonction de nos choix politiques. Pour preuve, l’impact de la crise COVID en 2020 a fait reculer cet indice de 36 ans ! Cet impact négatif de la pandémie est variable selon les pays mais TOUTES les recherches publiques ou privées démontrent qu’il se fait toujours au détriment des femmes. Elles n’ont en effet pas traversé ces 18 mois de la même façon que les hommes parce qu’elles ont malheureusement encore une place différente dans la société, dans l’économie et dans la famille. Voilà pourquoi il est important de pouvoir échanger entre femmes sans devoir constamment justifier et expliquer pourquoi notre vécu est différent.

En allant écouter ces femmes et en construisant avec elles, des pistes de solutions politiques pour tenter d’éviter un trop grand recul de l’égalité, la Secrétaire d’Etat n’a fait que son boulot. Je suis dans une dizaine de réseaux non-mixtes d’entrepreneuses, de professionnelles, de leadership ou de militantisme. Cela n’a jamais posé de problème aux personnalités politiques de droite ou de gauche d’accepter nos invitations au dialogue. Je pense par exemple aux libéraux Sabine Laruelle ou Denis Ducarme quand ils étaient Ministres des Classes Moyennes et qu’ils rencontraient l’association des Femmes Cheffes d’Entreprises ou Michel Barnier pour échanger sur les conséquences du Brexit avec les membres du WIL (European Network for Women in Leadership) ou encore Elke Sleurs, NVA, qui occupait les mêmes fonctions que Sarah Schlitz au début du gouvernement précédent et qui a reçu les « Femmes CDH » que j’accompagnais pour parler de la réforme des pensions et la prise en compte de la pénibilité des métiers occupés massivement par les femmes comme ceux du « care ». La non-mixité de ces réseaux était jugée par tous les bords politiques comme complètement naturelle et leur valeur ajoutée était reconnue dans l’optique de construction d’une société où la place des femmes est plus équilibrée. Toutes les professions, tous les mouvements politiques et la plupart des organisations privées ou publiques ont leur « réseau de femmes » ou leur « réseaux diversité » quand les hommes peuvent s’y inscrire. Dans ce cas, leur présence est alors encadrée par des règles précises pour ne pas renforcer le déséquilibre entre les sexes ou la culture masculine de l’entreprise. Quand ces réseaux sont sérieusement voulus et soutenus par l’entreprise, ils constituent un élément important de la politique de diversité mais certainement pas suffisant, car la responsabilité la plus importante en matière de mixité et d’inclusion, reste entre les mains du comité de direction.

La mixité n’est pas forcément l’égalité

Malgré l’égalité des droits durement acquise, malgré que les femmes soient plus de 50% de la population et qu’elles représentent près de 60% des universitaires, la place des femmes est encore à la fenêtre d’un monde décidé par les hommes et bien trop souvent géré à leur bénéfice.
La mixité déclarée de notre société est un leurre. Les rôles endossés par les hommes et les femmes sont bien différents que ce soit au sein de la vie privée ou professionnelle. Les lieux de pouvoir quels qu’ils soient, restent encore des « boys club ». Les ségrégations verticales et horizontales sur le marché du travail sont effarantes : en France, moins de 15% des personnes salariées travaillent dans un environnement mixte (équilibre de 40 à 60% pour chaque sexe) ; en Belgique, les femmes ne sont que 14% des membres des comités de direction des grandes entreprises. A la maison, 2/3 des tâches ménagères et familiales sont endossées par les femmes sans compter la charge mentale (l’organisation et la gestion familiale) qu’elles portent seules la plupart du temps. Statistiquement, plus une femme a d’enfants, moins elle travaille. C’est exactement le contraire pour les hommes.

Pour que cette mixité formelle devienne réelle, les femmes doivent comprendre le système dans lequel elles vivent et reconnaître qu’il leur attribue une place spécifique. Pour se libérer, il faut savoir que l’on a des chaînes. C’est par la parole et l’échange d’expérience entre femmes dans un climat de confiance, que l’on se rend compte de la similarité de nos histoires. C’est le début de la construction d’une conscience individuelle qui peut s’élargir vers une conscience collective permettant de réaliser l’ampleur et les enjeux de notre formatage.

A 25 ans, j’ai eu la chance d’être invitée dans un club de femmes dirigeantes. Elles ont changé ma vie. Moi qui faisais tout pour être « un homme comme les autres » car je pensais que c’était la seule façon d’être reconnue et d’être une entrepreneuse performante, elles m’ont aidé à réaliser que je pouvais rester qui je suis et faire les choses différemment. Cela a marqué le début d’un long chemin de libération de tous les codes que « je » m’étais imposée. J’ai enfin pu écrire ma propre histoire.

Pour soumettre les femmes pendant des millénaires, il a fallu casser leur estime de soi et les isoler les unes des autres en les rendant concurrentes. Nous ne pouvons retrouver cette appréciation de nous-mêmes que si nous apprenons à apprécier les autres femmes, à développer de la sororité et à prendre conscience des inégalités nous seulement avec les hommes mais entre nous aussi. Cette nouvelle lucidité, cette confiance et cette solidarité permettent alors aux femmes de participer pleinement à la société et de proposer une autre vision basée sur la collaboration et non sur la domination. L’objectif de la non-mixité n’est donc pas d’exclure les hommes, mais de permettre aux femmes de prendre la place qu’on leur a si longtemps nié, pour qu’ensemble on puisse bâtir un monde plus égalitaire, plus respectueux de chaque femme et de chaque homme, bref de construire un monde plus juste.

Chaque groupe humain sous représenté ou invisibilisé, utilise très justement la non-mixité comme outil d’émancipation individuelle et collective : les personnes homosexuelles, les personnes mal-voyantes, les personnes noires, … et cela ne pose de problème à personne sauf encore une fois quand il s’agit uniquement de femmes (Festival Nyansapo en France ou le Collectif Imazi Reines en Belgique). Il n’y a qu’aux femmes qu’il est demandé d’inclure les hommes dans leur processus de conscience individuelle et collective, alors que c’est eux historiquement qui ont construit l’assujettissement des femmes. Nous sommes systématiquement culpabilisées de ne pas assez impliquer les hommes et nous les applaudissons et remercions quand ils veulent bien nous faire l’honneur de leur présence.

Ces dernières 15 années j’ai dû organiser au moins 100 événements sur le sujet de l’égalité professionnelle. Consciente que l’égalité et l’équité en entreprise, ne progressera pas sans l’engagement des hommes, nous réfléchissons à chaque fois longuement sur la façon de les mobiliser. Globalement, ils ne se sentent pas concernés par les mots « égalité », « mixité » ou « genre ». Pour arriver péniblement à un cinquième de participants masculins, il faut utiliser le mot « hommes » dans le titre et leur proposer des ateliers spécifiques. Et quels que soient les efforts que l’on fasse, il ne manque jamais une ou un participant pour nous faire le reproche du manque de mixité. Donc quand on choisit de rester entre femmes, on est accusées d’exclure les hommes, mais quand ils sont invités à participer, ils ne viennent pas !

Les hommes d’aujourd’hui ne sont pas coupables du système patriarcal qui a opprimé les femmes depuis le début de notre civilisation, mais ils sont responsables de le perpétuer ou de le remplacer.
Les hommes (et les quelques femmes) qui attaquent Sarah Schlitz sur sa participation à une session de travail où les hommes ne sont pas invités en s’appuyant sur leurs valeurs égalitaires voir même sur leur une posture féministe, se trompent lourdement. Si vous culpabilisez les femmes de s’organiser entre elles, vous leur enlevez un moyen essentiel d’émancipation. Et sans libération des femmes, il ne peut pas y avoir de société juste et équilibrée.

Taisez-vous et écoutez !

Pour incarner les principes que vous déclarez, montrez-nous des faits … refusez les invitations dans les cercles de pouvoir uniquement masculins, refusez les conférences où il n’y a pas un % minimum de femmes qui prennent la parole[2], donner votre place sur le podium à une femme, reconnaissez votre manque de connaissance en égalité, ayez une posture d’humilité, participez à des événements sur l’égalité F/H mais pas parce que vous y êtes invités à parler, seulement pour ECOUTER. Et pourquoi ne pas profiter de notre expertise pour vous éduquez sur le sujet de l’égalité ? JUMP donne des formations sur tous les sujets de l’égalité professionnelle et de la diversité depuis 15 ans. On construit même des programmes de formation pour que les hommes soient les vecteurs de transformation d’une culture d’entreprise plus inclusive … et les femmes ne sont pas invitées 😉

Comme tous les humains, reconnaissez que vous avez des stéréotypes et des biais. Apprenez à les identifier et à les déjouer pour avoir une attitude juste et respectueuse quelle que soit la personne à laquelle vous vous adressez. Admettez que même si on est imprégnés de valeurs égalitaires, on ne traite pas tout le monde de la même façon et on ne leur donne pas le même crédit. Le changement commence par chacun et chacune d’entre nous.

Dans un groupe mixte, les femmes ne sont pas traitées comme les hommes … décourez les concepts de « Manologues », « Mansplaining », « Manterrupting »[3] ou encore « Authority gap »[4]
– Les hommes interrompent 3x plus souvent les femmes que les hommes
– Dans une réunion avec 3 hommes et 1 femme, si la femme parle pendant un quart du temps, tout le groupe a l’impression qu’elle a parlé tout le temps, y compris elle-même[5]
– 83% subissent des blagues sexistes au travail et 71% des remarques déplacées
– 80% des femmes considèrent être interrompues plus fréquemment au travail et ne pas être écoutées[6]. « L’attention à la parole d’une femme est de moitié à celle d’un homme » Christine Lagarde.

Dans les groupes mixtes, les femmes et les hommes ne sont pas traités de la même façon. Pour s’autoriser à prendre la parole et à défendre son opinion, les femmes doivent reconnaître ces discriminations masquées par l’habitude. D’où l’importance des groupes non-mixtes qui permettent de se muscler et d’oser rejoindre des assemblées avec des hommes. Encore une fois, la non-mixité aide l’égalité. Quant aux hommes, ils doivent aussi reconnaître ces biais pour qu’ils puissent respecter la parole des femmes et demander aux autres hommes d’en faire autant. Prouvez qu’Elisabeth Badinter a tort quand elle écrit « seraient-ils la seule partie de l’humanité incapable d’évoluer ? L’entité masculine serait-elle immuable ? »

Les femmes font-elles peur aux hommes ?

« Personne n’est plus arrogant envers les femmes, plus agressif et méprisant, qu’un homme inquiet pour sa virilité. » Simone de Beauvoir
Ne craignez pas la puissance et la profondeur du lien entre les femmes. Le système patriarcal affecte d’abord les femmes mais il est néfaste aussi pour le bonheur et la liberté des hommes. L’inégalité systémique des sexes est la plus ancestrale, la plus universelle et la plus structurante de toutes les autres inégalités.

Célébrez la sororité des femmes car elle est un levier indispensable à la création d’une nouvelle civilisation plus harmonieuse et plus juste pour chaque humain.
Notre dignité et notre liberté de femmes résident dans l’échange et la solidarité avec les autres femmes. C’est la seule voie pour écrire une nouvelle histoire au bénéfice de toutes et de tous.

[1] « Gender Gap report » Forum Economique Mondial (WEF 2021)

[2] Vous pourrez bientôt signer une charte d’engagement disponible sur le site www.inclusivepanels.be

[3] https://www.washingtonpost.com/outlook/2021/02/18/men-interrupt-women-tokyo-olympics/#click=https://t.co/50KOzmjVGp

[4] https://www.theguardian.com/news/audio/2021/jul/26/the-authority-gap-why-women-still-arent-taken-seriously-podcast?CMP=Share_iOSApp_Other

[5] Tannen, Déborah. (1995). Talking from Nine to Five: Women and Men in the Workplace: Language, Sex and Power.

[6] Etude JUMP en 2016 avec 3294 répondantes https://jump.eu.com/resources/sexism/