Editorials

Le pouvoir peut-il se transformer s’il est partagé avec les femmes ?

Isabella Lenarduzzi, fondatrice et directrice de JUMP* « Promoting Gender Equality, Advancing the Economy »

Le pouvoir économique et le pouvoir politique reste une affaire d’hommes. A l’été 2017, seul.e.s 23,3 % des parlementaires nationaux des Etats membres de l’ONU étaient des femmes, et seulement 10 étaient des chefs de gouvernement soit 5,2 % (17 en incluant les Reines et les Présidentes). C’est très similaire au nombre de femmes dirigeantes dans les plus grandes entreprises dans les pays de l’OCDE : 25% des seniors managers, 10% des membres des comités de direction et 3% des CEO.

On connaît la désaffection et la méfiance envers la politique. Les gens sont de plus en plus écœurés par l’arrogance, l’inefficacité et l’avidité d’une partie de nos dirigeants. En Belgique, on constate de nombreux départs de femmes ténors en politique. Elles n’y trouvent plus leur compte et dénoncent une culture du pouvoir malsaine et un affrontement grandissant avec les électrices et électeurs.

Et pourtant … partout dans le monde, on assiste à une progression des pouvoirs autoritaires, hégémoniques, préférant la confrontation à la collaboration, mettant en péril le modèle démocratique que nous avons construit depuis la seconde guerre mondiale.

L’arrogance est-elle nécessaire pour être considéré.e comme un.e leader ?

Une étude de l’Université de l’Ohio avance que nous avons une tendance naturelle à désigner comme leaders des individus autocentrés, narcissiques et avec une confiance en eux démesurée. Résultat, trop de « chefs de guerre » accèdent au pouvoir mais s’y montrent incompétents dès qu’ils y arrivent. L’arrogance et l’excès de confiance seraient inversement proportionnels au talent d’un dirigeant et assurerait leur échec (Tomas Chamorro-Premuzic, professeur de psychologie des affaires au University College London et membre de la faculté à Columbia University dans un article de la HBR).

Selon le professeur de psychologie des affaires « un bon leader doit au contraire se montrer capable de construire et de maintenir une équipe au top, d’inspirer ses collègues et de les fédérer autour d’un projet. Et ce sont les femmes qui possèderaient le plus fréquemment les qualités innées et culturelles pour mettre en œuvre cette dynamique collective. » Si de nombreuses études sur l’intelligence émotionnelle prouvent effectivement que les femmes en sont plus dotées que les hommes, il est dangereux et probablement simpliste de penser que cela tient à leur biologie. Personnellement je ne crois pas que les femmes soient intrinsèquement meilleures que les hommes. Il s’agit plutôt d’une conséquence de la place inférieure qu’elles occupent dans la société « C’est le pouvoir qui crée la stupidité. Une étude récente montre que plus vous êtes pauvre, plus vous avez la capacité d’identifier les émotions d’autres personnes. Les riches n’ont aucune idée de ce que les autres peuvent ressentir. Alors que si vous êtes pauvre, vous devez savoir ce que votre patron a en tête ! Dans une structure patriarcale, les femmes doivent consacrer du temps à comprendre ce qui se passe dans la tête des hommes. » David Graeber, antropologue et economiste à la London Scholl of Economics.

Le pouvoir rend aveugle. Le partage du pouvoir avec les femmes peut-il lui faire retrouver la vue ?

A cause de leur place de deuxième sexe, les femmes seraient donc plus créatives et plus impliquées dans la résolution des problèmes, communiqueraient mieux et s’attacheraient davantage à faire progresser la compétence de leurs équipes. Elles seraient donc plus compétentes pour relever les défis immenses de notre modèle de société (Les rapports « Women matter » de McKinsey disent la même chose pour les défis rencontrés par les entreprises).

Pourtant, malgré tous les discours et les études qui vantent la valeur ajoutée des femmes et de la mixité, on attend toujours d’elles qu’elles adoptent des comportements associés au leadership traditionnel (promotion de soi, orgueil, autoritarisme, excès en tout genre, …) alors même qu’ils sont contre-productifs et dysfonctionnels, regrette la HBR.

Où allons-nous ?

Faisons un petit tour des derniers changements politiques au sein des plus grandes puissances.

Inutile de disserter sur ce qui arrive aux Etats Unis … « Nous récompensons ceux qui passent leur temps à se vendre plutôt que ceux qui s’impliquent pour faire avancer le collectif. » dixit Tomas Chamorro-Premuzic

En Chine suite au dernier congrès du parti, il n’y a plus qu’une seule femme dans le Bureau politique composé de 25 membres et aucune parmi les 7 membres du Comité permanent. Elles étaient pourtant 24% des délégue.e.s choisi.e.s pour participer au Congrès National.

 

Une réelle démocratie participative peut-elle apporter plus d’équilibre entre les sexes ? Oui, s’il y a une société civile forte qui fait pression pour obtenir un réel engagement des politiques et des mesures coercitives (autrement dit des quotas accompagnés de sanctions).

En Europe, on retrouve les éternels premiers de classe au sommet du classement du nombre de femmes élues comme représentants du peuple : Islande (48%), Suède (44%), Finlande (42%), Norvège (40%), suivis par la France (39%) et la Belgique (38%).

Jusqu’aux législatives de septembre l’Allemagne suivait la Belgique mais elle a subi un recul important du nombre d’élues au Bundestag : de 36,5% à 31%. Cela s’explique par l’avancée des partis de droite. Dans le parti CDU/CSU d’Angela Merkel, les femmes ne sont que 20% des 246 élu.e.s. Elles sont 12% à l’AfD, le parti d’extrême droite qui est malheureusement devenu la troisième force politique du pays. Comme souvent à gauche, les femmes sont majoritaires chez les élu.e.s verts et à l’extrême gauche. Elles sont 42% des élu.e.s du SPD qui sera par ailleurs pour la première fois dirigé par une femme, Andrea Nahles.

Ce recul allemand prouve que les mesures ne suffisent pas si les électrices et les électeurs choisissent des partis conservateurs du point de vue du rôle des femmes dans la société. Aujourd’hui encore j’ai du mal à accepter qu’une femme blanche sur deux ait voté Trump.

En France, il y a désormais autant de femmes que d’hommes au gouvernement, même si les « portefeuilles » des uns sont plus lourds que les portefeuilles des autres. Le nombre de députées à l’Assemblé Nationale a doublé en 10 ans et presque quadruplé en 20 ans. Cette progression s’explique par la loi sur le décumul des mandats et par le renforcement des pénalités financières pour les partis qui ne respectent pas la parité des candidatures, mais aussi par le résultat des élections comme en Allemagne mais dans un sens différent. Ce sont en effet les gagnants des élections qui ont permis cette forte progression des femmes : près de la moitié des élu.e.s d’En Marche et du Modem sont des femmes et 41% pour la France Insoumise. Elles sont 38% pour le Parti socialiste, 25% pour le Front National et 23% pour Les Républicains.

Pendant que certains pays reculent, d’autres avancent … l’Islande, le premier pays au monde ayant élu en 1980, une femme comme présidente au suffrage universel direct, vient de nommer une écologiste de 41 ans au poste de première Ministre, Katrin Jakobsdottir. Pour la deuxième fois en Europe (après la Suisse), les trois principales fonctions au sein du gouvernement norvégien sont aux mains des femmes. Erna Solberg, Première ministre pour un second mandat, vient de nommer une femme au poste de ministre des Affaires étrangères et une autre comme ministre des finances. Décidément, ce pays qui a été le premier à imposer un quota de genre dans les Conseils d’Administration des entreprises cotées, reste inspirant pour le reste du monde !

Le partage du pouvoir est une condition sine qua non pour passer de L’amour du pouvoir au Pouvoir de l’amour.

Le féminisme est un humanisme. Un humanisme qui reconnaît que nous vivons encore dans un système hiérarchique de genre même s’il s’effrite sérieusement. Le féminisme veut remplacer cette hiérarchie par le partage des domaines qui sont à la base du pouvoir des hommes : l’argent, la sécurité, la politique, la propriété, les médias, la religion, les entreprises, …
Il s’agit bien de partage et pas de renversement d’une domination par une autre.

Malheureusement le dernier classement du World Economic Forum sur l’écart entre les femmes et les hommes, constate que pour la première fois, le monde recule (144 pays analysés)! La Belgique est passée de la 24 ième place à la 31 ième uniquement à cause du recul des femmes leaders en politique et dans l’économie. Ce qui se passe en Belgique est semblable à ce que se passe dans beaucoup de pays du monde et pas toujours là où on imagine.

Et si on essayait sérieusement de changer la culture du pouvoir en le partageant vraiment entre les femmes et les hommes ? Et si on donnait la possibilité aux femmes et aux hommes de réinventer le leadership pour qu’il soit plus inclusif, responsable et solidaire ?
Les sociétés qui y parviennent le mieux sont aussi les sociétés les plus prospères et où l’indice de bien-être est le plus élevé.

Les femmes sont les premières victimes de la perversion du pouvoir à tous les niveaux. Pas uniquement à cause du harcèlement sexuel, des viols et du sexisme, mais aussi à cause de leur infériorité économique (les femmes sont 40% moins riches que les hommes dans l’UE). De par sa lâcheté, l’abus de pouvoir se fait toujours au détriment des plus faibles, les femmes comme les hommes.

Je suis ravie d’assister à la révolte croissante des femmes par rapport aux violences qui leurs sont faites, mais pour nous empêcher de reculer il est urgent que plus d’hommes deviennent de vrais alliés du féminisme. Pas seulement en déclaration mais concrètement au sein de leur couple, de leur famille, de leur cercle d’amis et de leur entreprise ou parti politique.
“Le prix effroyable que les hommes payent pour avoir le pouvoir sur nous est la perte de leur capacité à donner et recevoir de l’amour » Bell Hook.
Et si on inventait un pouvoir où il peut y avoir de l’amour ?

* JUMP organise la douzième édition de son Forum le 8 mars à Bruxelles sur le thème :
« Redefine power: how sharing the power with women can transform the practice of leadership »
www.jump.eu.com