Editorials

- Isabella Lenarduzzi

L’argent est toujours contrôlé par les hommes. Est-ce au détriment des femmes?

 

L’argent est toujours contrôlé par les hommes. Est-ce au détriment des femmes ?

Si les femmes sont presque autant productrices de richesse financières que les hommes, la façon d’allouer l’argent reste uniquement une décision d’hommes et trop peu de femmes profitent de l’investissement en capital risque ou en mécénat.

Dans son rapport sur la répartition des postes de pouvoir entre les femmes et les hommes, L’Institut européen de l’Egalité entre les femmes et les hommes (EIGE) rappelle que si les femmes en Europe occupent désormais 1/3 des plus hautes fonctions politiques, elles restent l’exception en politique publique de gestion financière. Il y a une seule femme sur les 28 gouverneurs de banques centrales et deux femmes ministres des finances en Europe (Suède et Roumanie). Dans le secteur privé, si les conseils d’administration des grandes entreprises se sont un peu féminisés sous l’impulsion principalement des législations (de 9% en moyenne en Europe en 2003 à 22% en 2015), les femmes CEO ne sont toujours que 4%.

Et pourtant les femmes sont presque aussi nombreuses que les hommes à avoir un travail rémunéré et elles sont globalement plus qualifiées, puisqu’elles représentent 60% des diplômés universitaires. Si les femmes sont donc presque autant productrices de richesse financières que les hommes, la façon d’allouer l’argent reste uniquement une décision d’hommes.

Pour mieux comprendre et appréhender ce que peut faire JUMP en la matière, j’ai décidé de participer à 3 événements. L’un à Berlin était une formation européenne à l’analyse de la dimension de genre dans les investissements philanthropiques et socialement responsable (ISR) organisé par l’EVPA (European Venture Philantropy association), et les deux autres à Chicago et à Stockholm organisés par Skytop Strategies qui portaient sur le rôle des fonds d’investissement dans la mixité au sein des comités exécutifs et des conseils d’administration. En d’autres termes, il s’agissait de vérifier l’impact des décisions d’investissement sur la place des femmes dans les organisations choisies par les investisseurs.

 

Les investissements socialement responsables sont-ils plus égalitaires ?
J’imaginais que pour les mécènes et philanthropes, cet aspect de l’égalité était extrêmement important. On sait que la toute grande majorité des pauvres sont des femmes que ce soit en Europe ou ailleurs ; dans les pays en voie de développement, on sait qu’une femme dépense la quasi-totalité de ses revenus pour sa famille afin de la sortir de la pauvreté, alors que l’homme y consacre moins de la moitié.
C’est dire combien ma déception fut grande …

Il y a deux ou trois ans, Eve Ensler, auteure des « Monologues du vagin » et créatrice de la fondation VDay qui combat toutes les formes de violences faites aux femmes dans le monde, m’avait demandé de l’aider à trouver des mécènes en Europe. Devant mon étonnement qu’une telle célébrité portant un combat aussi fondamental ait des difficultés à trouver des fonds, elle me dit qu’une récente étude a prouvé que seulement 5% des financements des fondations étaient destinés spécifiquement aux femmes. Oui oui … 5% ! Incrédule, j’ai fait un rapide tour d’horizons des fondations les plus reconnues en Belgique. Par la même occasion, j’ai voulu vérifier si un projet porté par JUMP visant l’accès à l’emploi des mères de famille monoparentales, pouvait intéresser les fondations et les philanthropes. Aucune fondation ni aucun mécène privé n’a été intéressé par le projet alors que l’on sait que cette cible est la plus pauvre du pays. Un responsable de la Fondation Roi Baudoin m’a même dit : « C’est vrai au fond … aucune fondation que nous gérons n’a les femmes pour cible. Mais elles sont automatiquement parmi les bénéficiaires de nos projets en santé, éducation ou migration !».

Au séminaire EVPA à Berlin, j’ai compris que même pour des fondations ou « impact investors », il est tout à fait exceptionnel de mesurer l’impact d’un point de vue du genre. Aucune attention n’est portée à la mixité des structures qui reçoivent l’argent, au sexe des personnes qui sont bénéficiaires de l’action, ou à l’impact sur les structures inégalitaires dans la société. D’ailleurs, sur une trentaine de personnes présentes à la formation, il n’y avait que deux hommes. Tous les responsables d’organisations philanthropiques et d’Investissements Socialement Responsables présents, étaient déçus du manque d’intérêt des hommes de leurs organisations et tous déclaraient ne pas disposer ni de la force en interne, ni des outils, pour que l’impact genré soit enfin reconnu à sa juste valeur.

Mais les choses bougent … un peu.
La preuve est cette première initiative de formation de l’EVPA pour tous les gestionnaires de fondations et de fonds d’investissement socialement responsables qui comprend enfin un module sur les stéréotypes de genres. D’autre part, l’’European Foundation Centre (EFC) qui regroupe la majorité des fondations en Europe a créé un réseau thématique sur l’égalité des genres en 2014.

La place des femmes dans le financement d’une économie capitalistique
On sait depuis au moins 10 ans, que la diversité et l’égalité professionnelle sont essentielles pour assurer la performance financière et non financière des entreprises. Je supposais donc qu’au pays des « Hedge Funds », il existait depuis longtemps une attitude positive des investisseurs envers les entreprises qui œuvraient dans ce sens et que l’Europe avait tout à apprendre.

Mais aux Etats Unis comme en Europe, le secteur financier est l’un des plus masculins :
Les femmes sont 10% des décideurs des Fonds d’Investissement.
20 Hedge Funds sont détenus par des femmes (sur des centaines).
25% des gestionnaires de portefeuilles sont des femmes.

Et pourtant, selon une étude de KPMG en 2015, les femmes qui détiennent ou dirigent des fonds d’investissement spéculatifs (Hedge Fund), ont des performances nettement supérieures à leurs homologues masculins : 59, 43% de rendement contre une moyenne globale pour tous les fonds de 36,69%, malgré le fait qu’elles déclarent avoir plus de difficulté à mobiliser des capitaux.
Certains évoquent la testostérone qui ferait perdre le sens de la mesure du risque …. Cet argument ne m’intéresse pas car son impact ne pourra jamais être mesuré en dehors de son contexte et qu’il justifie l’attribution de rôles différents dans la société en fonction du sexe biologique. Par contre, si les femmes sont globalement meilleures gestionnaires financières que les hommes, c’est probablement qu’en raison de la difficulté pour elles d’évoluer dans le monde de la finance, celles qui réussissent sont en moyenne meilleures que les hommes. Comme disait la secrétaire d’Etat Madeleine Albright « There is plenty of room for mediocre men but no room for mediocre women ».

Pour obtenir plus d’égalité au sein des entreprises grâce à la pression des investisseurs, il ne faut donc pas attendre que les femmes soient plus nombreuses parmi les décisionnaires du secteur financier car on risque d’attendre bien trop longtemps. Pour profiter de l’indéniable supériorité des performances financières des entreprises qui ont des instances dirigeantes plus mixtes que les autres, de plus en plus de fonds d’investissement se constituent.

A Stockholm, j’ai rencontré les dirigeants de RobecoSAM dont le « Global Gender Equality Impact Equities » investit dans des entreprises qui portent une attention accrue à la diversité et à la parité des genres, ainsi qu’à la durabilité. « Une entreprise qui porte une attention accrue à l’égalité des genres se distingue par la reconnaissance et la promotion de la mixité, et dans ce cadre recrute, développe et fidélise des talents féminins à tous les niveaux de son organisation, y compris à l’échelon de la direction et du conseil d’administration. » L’objectif du Fonds est de surperformer l’indice MCSI World ND. Les entreprises sont choisies selon la méthodologie développée par EDGE sur près de 3.000 sociétés. On y retrouve : DSM, Cisco, Unilever, Pepsico, Allianz, Procter&Gamble, Estée Lauder ….

Un des premiers fonds du genre est le Fonds Valeurs Féminines, qui investit selon deux critères :
– Les sociétés à management féminin (entreprises dirigées par une femme ou sociétés dont la présence de femmes au sein d’instances de direction est significative)
– Les secteurs et sous-secteurs dont l’acte d’achat est à forte connotation féminine (cosmétique, luxe, distribution spécialisée, textile, agroalimentaire, service).
Ce Fonds fait bien mieux que la moyenne. Rien de plus normal quand on lit l’étude de RobecoSam “Does corporate gender equality lead to outperformance?” qui compare les portefeuilles d’actions d’entreprises qui scorent bien au niveau mixité par rapport aux autres Les preuves de surperformance sont légions mais personne n’en parle et aucune de mes relations dans le monde financier ne connaît ces fonds et n’est d’ailleurs intéressé à en savoir davantage. J’ai donc voulu savoir pourquoi. Junwei Hafner-Cai, Senior Analyst chez RobecoSam, m’a répondu : “Il y a 20 ans, les Fonds d’investissement en durabilité environnementale étaient considérés comme provocants et un non-sens pour le business. C’est le cas maintenant pour les Fonds relatifs à l’égalité professionnelle ». J’espère que le crédit qui sera accordé à ces Fonds changera, même si cela doit prendre 20 ans ! Mais je ne suis pas si optimiste … dès qu’il s’agit de valoriser le partage du pouvoir économique entre les hommes et les femmes, même si c’est pour gagner de l’argent, il y a une forte opposition qui se traduit en indifférence, mépris et même discrédit.

Il est essentiel de faire prendre conscience que toutes les décisions d’allocation financière ont un impact sur les inégalités de la société et assignent une valeur différente aux gens, aux entreprises et aux actions.

Les entrepreneuses ont-elles le même accès au capital que les hommes ?
Dans le monde entier, les entreprises créées et gérées par les femmes grandissent moins mais ont aussi un taux de faillite moins élevé. Et pourtant elles sont moitié moins capitalisées que celles des hommes.

En Belgique, aucune banque et presqu’aucun organisme public de financement des entreprises n’évalue l’argent qui va aux femmes par rapport à l’argent qui va aux hommes (ou alors les résultats ne sont pas publics). En ce qui concerne les subsides à la création ou les micro crédits, j’entends souvent dire que les dossiers portés par les femmes ont un taux supérieur de réussite.  Mais quelle est la valeur totale des fonds alloués aux entrepreneuses ? Quel est l’investissement en capital risque dans les entreprises de croissance détenues par des femmes ? Il y a des chiffres pour d’autres pays …

L’étude DELL de cette année aux Etats-Unis révèle que seulement 3% des startups qui ont bénéficié de capital risque ont une femme comme CEO. Plus généralement les entrepreneuses ne captent que 4% du capital risque.

En France aussi, la proportion d’entreprises dirigées par des femmes diminue à mesure que leur taille augmente, alors même qu’elles tendent à surperformer, en vue sectorielle comme par classes de chiffres d’affaires. Un paradoxe qui s’explique en grande partie par leur moindre accès aux financements : alors qu’elles représentent environ 15% des PME françaises, moins de 5% des transactions s’effectuent sur des PME dirigées par des femmes. « Les analyses montrent une sous-représentation patente des entreprises dirigées par des femmes dans les portefeuilles du capital-investissement français. » souligne Dunya Bouhacene, fondatrice de Women Equity.

Voilà pourquoi il est de plus en plus courant d’entendre qu’après le droit de vote, le droit de reproduction, et les droits économiques, les revendications féministes doivent se pencher sur l’accès des femmes au capital.

Isabelle Germain, fondatrice du média en ligne qui traite l’actualité avec un regard paritaire, Les Nouvelles News, raconte son parcours de recherche de fonds : « Nous avons présenté Les Nouvelles NEWS à des investisseurs. Après avoir sué sang et eau pour expliquer notre ligne éditoriale et son importance pour construire l’égalité entre femmes et hommes, ils nous ont signifié qu’ils nous suivraient si nous étions capables de produire un contenu pour les annonceurs de l’univers du cosmétique et de la mode. Là, nous aurions pu être financés par la publicité… Les investisseurs que nous avons rencontrés, quand ils ne cherchent pas à détourner notre ligne éditoriale, ne la comprennent pas (ou font comme si). Ils sont bercés par « le mythe de l’égalité déjà là », selon l’expression de Christine Delphy, et ne comprennent pas pourquoi il est urgent de rééquilibrer l’information. »

En France, les femmes représentent 11% de la totalité des Business Angels. Si on imagine qu’elles sont plus susceptibles d’avoir un regard plus égalitaire sur les investissements (ce qui est à prouver), leur faible nombre n’aidera pas au rééquilibrage de l’octroi du capital.

A Berlin, j’ai rencontré Suzanne Biegel qui m’a raconté que quand elle a décidé d’investir dans « Daily Worth » qui fournit des informations et formations financières aux femmes, elle s’est retrouvée très seule à y croire car les autres investisseurs pensaient que le marché n’était pas assez intéressant. Daily Worth a désormais plus d’un million d’inscrites ! Forte de cette expérience, Suzanne a créé une communauté d’investisseurs et de philanthropes dont la mission est de donner les moyens aux femmes d’avoir plus d’impact sur le monde.

A la demande de la Commission Européenne, la banque San Paolo en Italie, a analysé le genre des demandeurs de crédit d’investissement et le genre du banquier qui décidait ou non de l’octroi du crédit. Ils ont constaté qu’il valait mieux qu’une entrepreneuse défende son dossier auprès d’une banquière plutôt que d’un banquier pour obtenir un crédit. Solidarité féminine ? Certainement pas. Mais plutôt une même façon d’appréhender les risques et les projections financières même si les banquières ne sont certainement pas à l’abri de stéréotypes de genre qui défavorisent les femmes qui entreprennent.

Catherine Wable, co-fondatrice de Brainbox et Compagnie, qui produit une console de jeux pour déficients visuels : « Pour obtenir des financements, parfois, il faut y aller à l’esbroufe. J’ai eu ce retour lors d’une levée d’argent : on m’a dit que je ne faisais pas rêver… Les femmes sont peut-être moins enclines que les hommes à doubler leurs chiffres en n’y croyant qu’à moitié. Or, c’est ce qui marche, devant certains investisseurs privés. »
Certaines banques prennent ce sujet au sérieux. Nathalie Prévost-Reboul du groupe BPCE :« Nous avons mis au point un kit de sensibilisation pour nos conseillers, pour contrer quelques idées reçues qui pourraient circuler : oui, le CA des entreprises créées par des femmes est moindre, à 3 ans, que celui des hommes, mais leurs sociétés sont plus pérennes et pas plus risquées ».

Pour être considérées et pouvoir réussir sa demande de crédit d’investissement ou l’ouverture de son capital, il est essentiel pour les femmes de connaître les préjugés dont elles sont l’objet. Laurence Tassone, de la Banque publique d’investissement (France) : « Dans les entreprises innovantes, les plans de financement prévisionnels des hommes sont en moyenne 1,5 fois plus élevés que ceux des femmes. Une majorité de femmes reste en deçà des 50 000 €. Ce niveau de départ les pénalise car il ne leur permet pas d’entrer dans les grilles des capital-risqueurs, qui cherchent souvent à investir dans des projets plus conséquents. »*

Le cinéma comme exemple
Il y avait 3 femmes réalisatrices en compétition au festival de Cannes cette année, aux côtés de 17 hommes. Et pourtant, dans le monde, les films réalisés par des femmes gagnent proportionnellement plus de prix que ceux réalisés par les hommes. Depuis le début de cet article, les chiffres montrent que les femmes ou les entreprises qui ont une direction mixte, surperforment mais que cela n’a aucun impact sur les décisions d’investissement. Est-ce le cas pour le cinéma aussi ?

Le Réseau audiovisuel européen des femmes dénonce qu’un seul film sur 5 en Europe est réalisé par une femme alors même que les réalisatrices représentent 44% des diplômés des écoles de cinéma. Ici aussi, l’explication est surtout financière. Cette étude pointe du doigt la frilosité des investisseurs à financer des films réalisés par des femmes. De fait, 84% des financements a été attribué à des films qui n’ont pas été réalisés par des femmes. Moins les films de femmes sont financés, moins les marchés ont confiance, moins ils investissent… Les projets de femmes sont considérés comme des projets à haut risque, et donc repoussants pour les investisseurs. Sur les 1000 professionnels du secteur interrogés, 56% jugent qu’une femme réalisatrice a un impact négatif sur les financements privés, et 31% sur les financements publics. *

La place des femmes dans l’économie dépend de leur accès au capital
Si le capital privé est globalement géré par les hommes, quelle réelle incidence sur les projets sociaux, les entreprises et les innovations créées par les femmes ? “Si 3% du capital risque va aux femmes, cela signifie que 97% va aux hommes. Où est l’égalité ?” Teresa C.Younger, présidente de « Ms. Foundation for Women »

Quel impact sur la vie des femmes et sur l’égalité, des décisions de financement public qui ne prennent pas en compte les structures encore inégalitaires de la société ?

Les investisseurs privés, les philanthropes et les politiques publiques qui comprennent les fabuleux enjeux de l’accès au capital par les femmes, peuvent jouer un rôle essentiel pour la transformation de la société, tout en augmentant leurs propres retours sur investissements.

Isabella Lenarduzzi
Fondatrice et directrice de JUMP « Promoting Gender Equality, Advancing the Economy »

* De nombreuses informations sont reprises de “Les Nouvelles News