Editorials

- MARIE DONZEL from FORUM JUMP LYON 2017

Les femmes au travail ne sont pas des princesses au petit pois!

« On lui aurait bien proposé une mobilité, mais comme elle a des enfants en bas âge, on s’est dit que ce n’était pas vraiment le moment pour elle », « C’est un service difficile, est-ce que c’est un cadeau à lui faire ? », « On peut toujours lui proposer le poste, mais comme elle manque de confiance en elle, il y a de fortes chances pour qu’elle refuse », « Il n’y a que des mecs dans cette équipe, et vu le profil des gars, elle risque d’en baver. Epargnons-lui ça »…

Que d’intentions bienveillantes et trésors de prévenance!… Qui président parfois à la décision de ne pas promouvoir une femme. Prétextes faciles à d’autres motifs moins avouables comme la présomption sexiste qu’une femme n’a jamais vraiment les épaules aussi larges et le cœur si bien accroché qu’un homme ? Ou réel souci de promouvoir la carrière des femmes dans de bonnes conditions, en leur évitant notamment l’effet “falaise de verre”?

L’optimisme veut que l’on mise sur la deuxième option. Mais comment expliquer que la préoccupation croissante de l’articulation des temps de vie, de la qualité de vie au travail et de l’équilibre psychologique des collaboratrices et collaborateurs, portée en grande partie par l’action en faveur de l’égalité professionnelle, aboutisse dans les faits à durcir le plafond de verre ? Pour ne pas dire à créer de nouvelles formes, plus insaisissables, de discrimination ? En comprenant ce qu’il y a de parfaitement  sexiste dans ce que je nomme “l’effet princesse au petit pois”.

Souvenez-vous du conte d’Andersen. Un prince cherche une “vraie princesse” (sic) à épouser. Comme il n’y a pas Tinder, il galère. Finalement, par une nuit d’orage, une jeune fille qui se dit princesse toque à la porte du Royaume. Trempée jusqu’aux os, elle n’a guère la mine du rang qu’elle annonce. Alors, la Reine va vérifier ce qu’il en est en plaçant un petit pois sous l’empilement de vingt matelas et autant d’édredons douillets qu’elle lui fait préparer pour la nuit. Au réveil, la jeune fille est couverte de bleus! Car elle a la peau si sensible et délicate qu’un petit pois l’abîme. Ca, c’est une “vraie princesse”! Admettons que ce soit un atout pour se marier (admettons…), mais ça doit quand même rendre la vie sacrément compliquée de ne pouvoir toucher à rien, même de loin, sans finir couverte de gnons.

Sous l’apparente bienveillante précaution qui nourrit les inquiétudes pour le bien-être et l’équilibre de la femme à qui on voudrait (mais finalement pas) confier des responsabilités, il y a enfouie cette vision d’une féminine sensibilité qui caractérise la « vraie femme ». Le traitement de ce stéréotype est pour le moins ambigu aujourd’hui, car cette délicatesse présumée des femmes est aussi présentée comme un atout, à l’heure où l’on idéalise un management tout fait de « soft skills » , d’empathie, de bienveillance, d’écoute, de subtilité relationnelle… La « vraie femme » va si bien au teint de la «  bonne gouvernance ».

Sauf que la « vraie femme » a bien du mal à grimper les échelons pour accéder à la gouvernance bonne ou mauvaise, quand à la matérialité des freins qui ralentissent sa carrière (inégale répartition des tâches domestiques et des responsabilités familiales  – charge mentale comprise ), discriminations caractérisées au travail, défaut de mixité des filières et secteurs les écartant des plus porteurs) s’ajoutent des mythes qui la disqualifient (au moment où elle pourrait être promue à des fonctions très exigeantes) en même temps qu’ils l’obligent (à rester une « vraie femme », dont la plus-value se situe précisément du côté de la féminité stéréotypée).

Mais la « vraie femme » n’existe pas ailleurs que dans les histoires pour s’endormir le soir. Les femmes en vrai ne sont pas conformes, jamais, à l’idéal de la féminité tel que les fabulistes l’ont imaginé. Les femmes en vrai sont délicates et sensibles comme le sont les hommes, elles sont aussi rugueuses parfois, elles ont des tripes (c’est là et pas plus bas qu’il faut situer métaphoriquement le courage), elles sont capables de surmonter les difficultés… Et puis, elles sont douées d’intelligence et de parole. Aussi, avant de penser à la place d’une femme que « ce n’est pas le moment pour elle » ou que « ce n’est pas lui faire un cadeau » de lui confier le job, le mieux c’est de lui poser la question. Elle pèsera le pour et le contre, elle consultera qui elle voudra pour recevoir des conseils, elle fera ses arbitrages, elle jugera en son âme et conscience de ce dont elle se sent capable. Elle répondra oui ou non. Si c’est oui, elle négociera les conditions.

Cessons de prendre les femmes pour des princesses au petit pois. Parce que le plus souvent, quand il y a hésitation à leur confier des responsabilités au regard des difficultés que celles-ci impliquent, ce n’est pas de leur cuir qui serait insuffisamment épais que vient le problème. C’est d’une organisation sociale et d’entreprise qui fantasme encore la capacité à prendre des responsabilités comme un attribut des « vrais hommes ». Lesquels n’existent pas plus que les « vraies femmes » et n’ont pas de raisons de mieux supporter les bleus qu’on se fait au travail.

Car le problème, ce n’est pas de trouver qui va mieux encaisser les coups. C’est de faire en sorte que tous les coups ne soient pas permis. En entreprise comme en politique, partout où il y a des responsabilités à prendre, du pouvoir à conquérir et exercer. Ce sont les murs et ceux qui les gardent avec une foi conservatrice qui sont durs ; pas les corps s’y heurtant qui manquent de carapace. Un simple petit pois, qu’on peut bien balayer d’une pichenette pour pouvoir enfin entrer dans le vif du sujet de l’inclusion, ne saurait faire diversion à l’ampleur de cet enjeu-là.

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